De Monsieur Barbier à Maison Cottan : réveiller une belle endormie en s’inspirant du modèle DNVB.

 
 

Oculus® ce sont des interviews pour garder l’oeil sur les marques remarquables, les #dnvb ou les entrepreneurs qui font bouger les lignes. Ce sont des échanges pendant lesquels on prend le temps d’aller au fond des sujets et le temps de comprendre l’état d’esprit d’un entrepreneur du changement.

J’ai l’impression que cette interview est différente de toutes celles que j’ai menées jusqu’à présent, que ce soit pour Oculus ou dans le cadre de mes recherches pour mon livre DNVB : Les surdouées du commerce digital. Il est rare de rencontrer un esprit brillant de notre époque, dont la pensée est si dense et la trajectoire si complète que celui de Ganaël Bascoul. Il saisit comme peu de gens le changement et s’en empare comme terrain de jeu d’innovation avec pragmatisme et méthode.

Cet échange est le moment d’aborder en profondeur les fondamentaux de l’entreprise telle qu’elle doit se définir à l’ère digitale et par là même de rappeler ce qu’est une DNVB. Car sous l’acronyme bien trop souvent galvaudé, devenu un mot tiroir commode ou à la mode, on parle bien de startups c’est-à-dire d’un potentiel de croissance bien supérieur aux modèles traditionnels ou autres Indie brands.

Bonne lecture, accrochez-vous, ça vaut le coup de rester jusqu’au bout.

 

Viviane : Je suis tellement heureuse que nous ayons cet échange et je dois dire que je suis vraiment impressionnée par ton parcours hors norme. C’est assez rare d’avoir un zèbre pareil à interviewer. Je ne sais même pas où donner de la tête et par où commencer. Déjà, ton parcours académique est juste dingue : ENSAE, Paritech, DEA à Science-Po, Doctorat à HEC en Decision Science, c’est ça ?

Ganaël : Oui, c’est une discipline des maths appliquées à la gestion. On essaie de formaliser les critères de décision des gens, que ce soit pour leur vie quotidienne, leurs choix de consommation ou même pour la finance, et on voit la part de rationalité et la part d’irrationnelle. Essayer de dé-biaiser certains comportements que l’on croit être rationnels et qui ne le sont pas nécessairement. C’est très, très intéressant sur les prises de décision en entreprise ou sur les prises de décision de choix consommateurs, pour les comprendre d’abord et après pour faire du prévisionnnel. Donc, c’est une discipline qui est à cheval entre la gestion, la psychologie et les mathématiques.

Viviane : Tu as étudié pendant quoi en tout, une dizaine d’années ? — (Énorme éclat de rire) Ma grand-mère t’aurait demandé en quoi c’est utile de faire autant d’études… (rires).

Ganaël : Très bonne question. A vrai dire, je venais de l’économie pure et dure : l’ENSAE, c’est l’école de l’INSEE et du ministère des Finances. Elle a été créée pour former des statisticiens économistes et aider le pouvoir à prendre les bonnes décisions dans les années 50/60. Après, elle a pris du poids avec ce qu’on a appelé le data mining, quand la donnée a été disponible dans les années 80/90 et aujourd’hui avec la data science qui sont toujours des mêmes variations autour de l’idée d’essayer de faire du prévisionnel avec de la donnée. Maintenant, on a plus de données, parfois pas une donnée plus qualitative qu’avant. Et il y a aussi beaucoup d’excitation autour de ces données-là, et ces gens-là sont plus mis en avant qu’autrefois, mais ils utilisent des méthodes assez proches, ce qu’on appelle le Statistical Learning, les réseaux de neurones et les fonctions vecteur support, des méthodes qui existent depuis un moment, mais qui prennent beaucoup d’ampleur parce que l’entreprise a de plus en plus de données et cherche de plus en plus à prévoir l’avenir

Viviane : Est-ce que ce sont des méthodes dont tu te sers ou qui t’inspirent dans ton quotidien actuel ?

Ganaël : Je disais souvent aux étudiants, parce qu’après j’ai enseigné ces disciplines à l’ESCP, pour moi, la vision statistique de la réalité, c’est un peu une hygiène de pensée. A chaque seconde, il y a un carrefour décisionnel avec x événements possibles qui nous amènent sur un autre carrefour, qui nous amène lui-même sur un autre carrefour et ainsi de suite. C’est un peu une version en multivers (univers multiples et simultanés) si on peut dire : plusieurs univers existent les uns parallèles aux autres et on bifurque de l’un à l’autre à coup de micro-décisions. Ces parallèles ont une probabilité d’occurrence qui est donnée, mais ça t’apprend au niveau éthique de vie, que rien n’est programmé et que les petites décisions peuvent avoir de grands effets. Donc, c’est une lecture de la réalité différente de quand on pense que tout est écrit, ou que tout est prévisible. On voit plutôt la réalité en termes stochastiques c’est-à-dire en termes de probabilité d’événements plutôt qu’en termes de déterminisme.

Viviane : Quelle est la part de l’intuition que tu laisses dans tout ça ou que tu ne laisses pas d’ailleurs ?

Ganaël : Dans une situation A versus B, mon intuition sera plutôt de voir la proba de A et la proba de B, 70% pour que ce soit A et 30% pour que ce soit B, si dans A je gagne 100 000 et dans B je gagne 0, alors, je peux espérer avoir 70 000 parce que c’est la moyenne pondérée des 2. — Viviane : Bon, ok, je sens plus une pensée rationnelle et cartésienne qu’une pensée intuitive et sujette au flou artistique même si je sais que tu es passionné d’art. — (Rires) Oui, après, on travaille plutôt l’appréciation d’hypothèses que l’appréciation de grandes vérités ou règles générales. Pour moi les règles sont stochastiques, c’est-à-dire je considère plus les probabilités d’événements plus que des règles mécaniques si A alors B…

Viviane : Après ça, tu es devenu prof, tu l’as dit, à l’ESCP. Tu enseignais la statistique et l’économie. C’est une carrière que tu envisageais pendant tes études ou est-ce que c’est une activité complémentaire ?

Ganaël : J’ai été prof à plein temps 3 ans et c’est intéressant parce que souvent dans les écoles de commerce, pour des histoires de ranking d’école, les professeurs ont un temps de recherche alloué qui est assez conséquent. On peut mener des recherches tout en enseignant et on peut même mener des recherches au sein de ses cours avec des expérimentations, des sondages ou autres. Ça permet d’avoir une vie de chercheur sans perdre le contact avec la réalité. J’ai pu appliquer mes recherches sur des cas business concrets.

Viviane : Jusque-là, tout parait normal et puis hop, grand écart pour rejoindre un autre « meta » ou une nouvelle parallèle comme tu le disais, créer Soon Soon Soon qui est le premier média participatif en 2013.

Ganaël : Oui, alors, il y a eu une étape intermédiaire. Quand j’étais prof, là on parle de 2007, donc c’est la préhistoire pour certains, arrive la problématique du développement durable qui est souvent traitée sous une approche de bonnes intentions et de bonnes âmes, et qui me choque un petit peu. Et je me dis que si on en reste à ce niveau-là, étant donné les processus de décision dans les entreprises, ça n’ira pas bien loin. Je trouvais ça très sympathique et j’étais en adéquation avec l’objectif, mais après, sur la mise en œuvre, je trouvais ça très compliqué. On s’est dit, avec un de mes collègues Jean-Michel Moutot — Viviane : Avec qui tu as écrit l’excellent ouvrage « Marketing et développement durable » — le but de l’entreprise est de créer de la valeur, aujourd’hui. La valeur est mesurée par la valeur ajoutée qu’elle crée dans la chaîne de valeur, mais aussi il y a une dégradation potentielle de valeur si elle abime l’environnement ou a un impact social négatif, voire une création de valeur si au contraire elle promeut une avancée sociale ou si elle participe à de l’upcycling. Et ces externalités comme on les appelle, n’étaient pas prises en compte dans la valorisation ni des produits de ces entreprises, ni de l’entreprise elle-même. Donc là, dans une optique « decision science », on s’est dit : et si dans l’équation, on faisait rentrer une acceptation plus large de la valeur, qu’on a appelé la “valeur étendue”, qu’est-ce que ça donnerait au niveau du design produit, au niveau même d’une campagne de communication et voire in fine au niveau de la valorisation des entreprises ? Et c’est là que j’ai rencontré les gens de chez EY (Ernst & Young) qui de leur côté commençaient à prendre en compte ces éléments pour répondre à la nouvelle obligation de publier les bilans extra-financiers, en plus des bilans financiers, pour les sociétés cotées. Ce qui veut dire que les actionnaires auraient accès à l’information leur permettant de prendre en compte la valeur étendue et donc potentiellement de changer leur processus de décision sur l’investissement. — Viviane : 10 ans avant que Blackrock, le plus gros gestionnaire d’actifs au monde, ne le systématise. — Oui, si tu veux, Eric Duvaud , créateur de ce département « Climat change and sustainablility services», était le précurseur de ces principes et il les a fait rentrer dans la matrice d’évaluation. Il a compris très tôt qu’on n’allait pas renverser la matrice, mais qu’on la ferait changer en ajoutant des dimensions qui pour l’instant étaient aveugles. Parce que ça ne veut pas dire que le risque n’était pas là, mais que les actionnaires n’étaient pas au courant et que les entreprises le mesuraient très mal. — Viviane : Et là, tu changes encore de méta et tu passes de prof à expert marketing économie verte chez EY, c’est ça ? — Oui, pendant 3 ans, dans un département qui grossit très vite avec plein de gens brillants qui partagent cette même vision qu’il fallait que le développement durable rentre dans le logiciel des décideurs pour que les choses changent. Ou, en tout cas, c’était une des manières de la faire. On peut aussi faire des modèles contestataires parallèles, mais il y a aussi cette idée de changer les choses de l’intérieur. C’était une période, je le reconnais, avec cette accélération de la prise de conscience qu’il y a eue à la fin des années 2010, et toute la mise en place des mesures comme l’analyse du cycle de vie produit, les bilans carbones, les indicateurs qui mesurent la rareté des matières premières, la pression hydrique pour l’eau … la formation d’un corpus dans ces années-là et pléthore de nouveaux KPIs à expliquer, à implémenter et à essayer de chiffrer du point de vue comptable pour aller vers ce qu’on appelait « l’integrated reporting ». C’est à dire, intégrer les externalités dans le bilan, et produire ainsi un bilan qui chiffre tout autant le financier que l’extra financier. Et ça, on y est encore.

Viviane : Ne me dit pas que tu t‘es ennuyé au point de partir ?

Ganaël : Ah non, non, non, pas du tout ! Mais c’est vrai que je suis plus un développeur d’outils, de KPIs, de pédagogie pour les grands groupes. Et après, pour la survie d’Ernst & Young aussi, il y a une seconde phase de consolidation et de rentabilisation de ces outils, ce pour quoi je suis bien moins bon. — Viviane: Ton terrain, ce sont plus les concepts. — Exactement ! Donc on est restés très proches, je continue à suivre ce qu’ils font et c’est extra. Mais après, j’ai eu l’opportunité de travailler avec Alexis Botaya toujours sur de l’innovation liée à de la responsabilité sociale et environnementale et on a créé le média Soon Soon Soon qui était un média en ligne participatif. On travaillait avec tous les Fablabs les incubateurs, les labos de recherche qui nous envoyaient tout ce qui se passait chez eux, et nous on le diffusait auprès du grand public. Parce qu’à cette époque-là, entre 2013 et 2015, le discours sur les startups, sur l’innovation et sur les FabLabs était un peu moins mainstream. On parlait surtout des Américains et un peu moins des Français et on parlait surtout d’innovations techs et moins d’innovation sociale ou d’innovation d’usage. Le but de Soon Soon Soon, c’était de créer un média assez ludique parce qu’on imaginait chaque semaine un futur sur un sujet donné. — Viviane : un futur possible — Oui, voilà ! Et tous ces futurs possibles, ils atteignaient au bout d’un moment des dizaines de milliers de lecteurs inscrits à la newsletter. Aujourd’hui, je pense qu’il y a 500 000 inscrits sur Facebook. Donc, ça a été un des premiers médias sur « le monde d’après », on va dire, qui montrait qu’un grand nombre de sujets avançaient en améliorant l’existant, mais qu’il y aurait aussi d’autres modes de consommation ou d’autres modes de production, et qu’on n’allait pas forcément inventer l’ampoule en améliorant la bougie grosso modo.

Viviane : En plus de bâtir de nouveau modèle, c’est ta casquette de prospectiviste que tu développes à ce moment-là ?

 
 
 
 

Ganaël: Exactement ! Et ce qui était sympathique, que certains groupes qui étaient intéressés par ce qu’on faisait avec EY sur l’optimisation et la mutation de l’existant, étaient aussi clients de Soon Soon Soon sur la prospective. Je pense que tous les groupes sont sur ces 2 piliers à savoir : il faut qu’on optimise et qu’on pense plus grand en pensant les externalités, ce que je suis en train de faire aujourd’hui, mais en même temps, cette chose-là, il faut que je la réinvente pour passer à un cap plus quantique pour demain. On en est toujours sur ces piliers : d’optimiser l’existant et de se réinventer pour demain dans pas mal de domaine comme dans l’automobile et dans le digital -qui est très gourmand en énergie — ou dans l’habitat, aussi bien que dans les médias. Ce sont ces âges de mutation que je trouve intéressants.

Viviane : Ensuite, tu fais un nouveau grand écart, tu crées une DNVB dans la cosmétique : Monsieur Barbier. Je ne sais pas si à l’époque en 2014, tu avais ce modèle en tête. Je sais que tu es un passionné de cosmétiques et que tu es collectionneur. Je crois que tu as une pièce entière chez toi dédiée à cette passion. Ça te vient d’où ?

Ganaël : Avec Alexis, pendant toutes les années de Soon Soon Soon, on a vu passer énormément de startups et énormément de porteurs projets et que nous étions ravis d’être les vecteurs de ces projets en termes de médiatisation. On avait même un partenariat avec 20 minutes et Radio Nova pour en parler. — Viviane : Tu es toujours chroniqueur sur Radio Nova d’ailleurs ? — Non, j’ai arrêté quand je suis rentré dans le Sud, à Nîmes, mais j’ai adoré pouvoir à ma toute petite échelle, donner de la visibilité à tous ces projets. Au bout d’un moment, on s’est dit que ça serait sympa d’avoir nous aussi nos projets. Donc mon associé est parti pour développer une techno qui transforme le texte en audio : Elocance. Et à ce moment-là, on est en 2017, j’étais toujours à l’ESCP et j’avais des étudiants qui décident de faire de l’abonnement pour des recharges de rasoirs. — Viviane : Un genre de Dollar Shave Club à la française ? — Exactement ! Et on trouve très sympa de recréer l’image d’un barbier latin par rapport au barber shop américain qui est plus sur le tattoo, la barbe, la tête de mort versus le barbier latin qui vous offre un petit café, propose le journal, prend soin de vous … Donc on crée l’univers Monsieur Barbier et ça met un moment à démarrer parce que c’était bootsrappé et c’était compliqué, eux en tant qu’étudiants, moi en tant que pro de bien le mener. Mais cet exercice « d’étude » me plait tellement que quand on a une proposition de rachat de Soon Soon Soon par l’agence Angie, et qu’Alexis va partir sur son projet, je me dis que c’est l’opportunité de transformer un produit en service et de créer un lien avec les consommateurs. On ne peut pas avoir un lien plus froid qu’un consommateur avec ses lames de rasoir habituelles, vendues dans une coque plastique, derrière une grille de supermarché. Avec seulement quelques marques en présence qui font globalement les mêmes campagnes de pub et donc un univers ultra-standardisé. — Viviane : Oui, c’est souvent présenté comme un outil high-tech alors qu’il n’y a pas vraiment de techno dedans. — On est d’accord. Il y a juste une mini techno intrinsèque qui est liée à la sidérurgie pour préparer les lames, mais ça n’est pas tous les froufrous qu’on veut bien imaginer. Le cœur de l’innovation sur ce sujet-là, elle n’est pas sur rajouter une 6e lame parce qu’on est déjà à 5, elle est dans la création de service, voire de plaisir pour un produit qui jusqu’ici n’est que fonctionnel. Du service, c’est proposer un abonnement à la carte pour recevoir les lames dans la boite aux lettres, pour que le client n’en manque jamais. C’est de la joie à notre petite échelle parce qu’on demande aux designers de changer les étuis tous les mois. On fait des partenariats avec des cinémas pour distribuer des places gratuites. Et, on commence à créer des produits autour qui soient en ligne avec mon objectif de développement durable.

Viviane : Et oui, le cycle de vie du produit, avant, pendant et après, tu l’as enseigné, tu ne pouvais pas passer à côté.

 
 
 

Ganaël : Exact ! Et là tu vois, la mousse à raser, quoi qu’on fasse, il est impossible de faire un produit qualitatif du point de vue environnemental. Donc on a incité les gens à repasser à la crème, 98% naturelle, dans un tube recyclé, recyclable. On a essayé de garder les produits à un prix accessible parce que c’est un enjeu, un point de blocage qu’on voyait souvent dans le développement durable. C’est-à-dire que la marque designe le produit parfait d’un point de vue environnemental et oublie ses réflexes de marketing. Trop souvent, on oublie que ce produit n’aura pas sa place à ce prix-là sur le marché parce que les gens n’ont pas le budget ou n’ont pas l’engagement pour un produit à ce prix-là. Donc, on a fait le choix de ne pas certifier tous nos produits au début, et de marcher en sens inverse : faire le meilleur projet possible en fonction de ce que les gens sont prêts à payer, donc du « design to cost » et nos volumes montants, on va faire progresser toujours plus la qualité environnementale des produits pour qu’ils soient tous certifiés Cosmos. -Viviane : Mais tu avais de la marge, en cosmétique, on peut faire de grosses marges, on le sait, ça offre une marge de manœuvre. — On a de la marge de manœuvre, mais pas avec les volumes qu’on avait au début. Donc on savait qu’on ne devait pas essayer de proposer une crème à raser à 25 euros en disant qu’elle est Cosmos, et la meilleure … — Viviane : Oui, et tout le blabla super culpabilisant pour le consommateur. C’est un gros défaut qu’on voit aujourd’hui chez les jeunes marques d’ailleurs ! — Je pense, ça revient à dire que le client à tort. Quand on a une culture marketing, on se dit que le client fait ce qu’il peut, qu’il a une tolérance au prix, il a un penchant potentiel pour la sustainability, mais on ne peut pas tordre ça. Dans notre cas, si on voulait atteindre notre objectif, il fallait prendre le problème dans l’autre sens, c’est-à-dire fixer un prix premium et acceptable et travailler de notre côté en augmentant les volumes pour dégager plus de marge que nous avons réinjectée dans l’amélioration environnementale du produit plutôt que pour améliorer notre bilan. Toute l’idée, ça a été de se fixer un cap avec les produits les plus vertueux possibles dans le budget qu’on avait et de passer de production de 2000 pièces à des productions de 30 à 40 000 pièces permettant des économies d’échelle qu’on a réinvesties dans l’amélioration continue des formules pour que d’ici 2022, tous nos produits soient certifiés Cosmos à des prix qui sont les mêmes que depuis le début.

Viviane : Tu es parti avec tes étudiants pour lancer Monsieur Barbier ou tu t’es entouré de pro de la cosmétique ?

Ganaël : Non, les étudiants, on est restés très amis, mais ils avaient de très bonnes offres d’emploi à la sortie de l’école. Je me suis retrouvé assez seul dans l’aventure et en plus je finissais de travailler sur mes autres projets, donc pendant un moment, c’était plus un side project pour moi. Je travaillais plus sur la partie abonnement et relationnel. C’était mon coup de cœur initial cet aspect serviciel de la marque avant d’arriver sur les produits. Pour la partie produit, c’était un secteur que je ne connaissais pas du tout. J’ai présenté le projet à une conférence d’anciens de l’Essec où j’étais invité sur l’innovation en cosmétique et j’ai eu la chance de rencontrer Jean-Claude Le Joliff [grand Monsieur de la cosmétique, ancien directeur de la recherche chez Chanel, il a travaillé pendant plus de 50 ans dans l’industrie cosmétique avant de fonder la Cosmétothèque ] qui à la fin de la conférence me dit « c’est très bien votre histoire, mais elle est incomplète ». Je savais qu’elle était incomplète, les clients le disaient aussi, il fallait qu’on travaille notre produit. Il m’a fait rencontrer Daniel Joutard, le fondateur du laboratoire de cosmétique verte de Savoir des peuples. On avait le même background développement durable et dès le début, on s’est entendus sur une stratégie qui, l’air de rien, est innovante qui est de dire, on va d’abord faire le meilleur produit possible, mais qui se vende et quand on en aura vendu assez on va encore l’améliorer pour que les gens au même prix et profitent d’un produit plus vertueux. Ça, je l’ai rarement entendu. Quelques très gros le font parfois sur des produits existants. Je sais que sur Garnier, il y a eu une politique de certification Cosmos. — Viviane : Oui, parce que c’est cher la certification Cosmos ou autre, ça pèse non seulement sur le produit, mais aussi sur le packaging, sur l’empreinte carbone… — Exactement. Pour les majors, ça pèse moins sur des marques qui ont du volume. C’est plus un exercice théorique on va dire. — Viviane : Il est vrai aussi que lorsque tu as lancé le naturel, et donc la certification, ce n’était pas encore forcément un sujet pour la plupart de tes clients. — Non, pas du tout, tu as raison. On a finalement réussi à le faire comme un grand, sans l’être.

 
 
 

Ganaël Bascoul, fondateur de Monsieur Barbier ©Monsieur Barbier

 
 

Viviane : Si on sort de la partie produit, toi tu es expert en marketing développement durable, mais pas sur la partie marketing digitale. Or, tu choisis un business model digital pour lancer la marque. Comment tu pensais créer de la traction et de l’engagement et amorcer le business digital ?

Ganaël : On aurait pu avoir une approche traditionnelle de communauté, sauf qu’on était sur un marché masculin qui était moins sur Instagram et Facebook, en tout cas à ce moment-là. On était donc obligé de travailler le bouche-à-oreille et d’ailleurs, c’était rigolo, parfois, on voyait qu’on se propageait dans une école de Police ou une entreprise… — Viviane : Vous preniez des grappes de marché. Il est vrai qu’en 2014, il y avait encore peu de marques de grooming [soit l’art de prendre soin de soi] en France, hors Horace et vous. Personne ne pariait dessus d’ailleurs. — Je ne suis pas sûr qu’on parie encore là-dessus à l’heure où on se parle. (Rires ). C’est sûr qu’à l’époque, c’était morne plaine. En revanche, pour combiner le digital avec l’environnemental, on a essayé de travailler toute notre chaîne de valeur. Par exemple, on a travaillé des tubes plats pour qu’ils rentrent dans la boite aux lettres. On a mis longtemps à envoyer des colis, on a favorisé le courrier. On avait une grande machine à affranchir. — Viviane : C’est marrant que tu dises ça, j’étais persuadée que c’était Typology qui avait réfléchi en premier à ce concept de produits qui se distribuent comme le courrier, mais c’est vous. — Ça on peut dire que nous étions les premiers et d’ailleurs, ça nous a challengé parce que les tubes plats à base elliptique sont plutôt rares dans la cosmétique, jamais utilisé pour le masculin. — Viviane : Plutôt en pharmacie. Ce qui est un petit avantage, les packaging de pharma sont moins chers…- Oui, mais l’air de rien à partir de l’idée de se dire que dans le cycle de vie du produit, le transport par colis est très cher écologiquement parlant, mais le transport par courrier ne coûte presque rien parce que le facteur fait de toute façon sa tournée (et il y avait beaucoup moins de packaging, on ne mettait pas d’étui autour du tube, juste une petite carte qui expliquait son utilisation) cette idée de base nous a amené comme on le fait souvent en écodesign à se décider que le tube doit faire 3 cm de large et la base doit être elliptique, le produit doit être autosuffisant, car il n’y aura pas d’étui donc on met le code-barre sur le tube et il y a une série de décision qui ont eu un impact sur le design et l’esprit de la marque.

Viviane : Qu’est-ce qui a fait le succès de Monsieur Barbier, c’est cette densité de propos ? Ce foisonnement d’idées ?

Ganaël : Quand tu regardes le e-shop de Monsieur Barbier, tu vois tout de suite qu’on a une identité forte qui ne ressemble à aucune autre, tout est très coloré et convivial. On parle beaucoup de naturel et de vegan, ce qui est très rare chez l’homme. — Viviane : Tu les sens concernés les hommes par ces sujets ? — Pas du tout ! — Viviane : On est d’accord ! C’est un plus, pas un argument de vente. — (Gros éclat de rire). C’est un plus et ça interpelle aussi, parce qu’au lieu de raconter une histoire inventée, ce qu’on fait souvent en storytelling et qui me frustre un peu, on a de quoi raconter. — Viviane : Ça crée de la densité, en effet. — Oui, l’écodesign crée naturellement des aspérités en termes de discours produit et aussi de discours de marque.

Viviane : On est partis tous les deux sur des chemins de traverse, mais j’en reviens à ma question initiale, comment vous avez démarré l’aventure en partant sur un modèle digital ?

Ganaël : On a eu beaucoup de bouche à oreille des clients et une grande fidélité, grâce à l’abonnement, qui nous a aussi apporté de la visibilité à long terme vs un business traditionnel. On pouvait produire plus. — Viviane : Vous aviez la sécurité du cash-flow des clients.- Oui, la fidélité des clients nous a apporté la sécurité. On a quand même levé des fonds un peu plus tard, quand on a commencé à être présents en retail, en raison de notre positionnement original, c’est-à-dire une niche entre un produit de grande consommation et le luxe « for men », par exemple « Biotherm for men, Clinique for Men, Clarins for Men » … qui sont des extensions de marques féminines. Nous, on a un très bon qualité prix, positionné en access premium, une option qui avait déjà été retenue par pas mal de marques féminines en soins ou en maquillage, mais rarement pour une marque homme à part Horace et nous. Donc, la distribution sélective est venue nous voir, sachant que même si le soin homme en parfumerie c’est une micro-catégorie. — Viviane : Oui, mais c’est un secteur sur lequel on attendait un boom qui finalement semble être là. En France, on a noté en 2020 une augmentation de 25 % en un an, c’est-à-dire que le marché des cosmétiques pour homme représente aujourd’hui environ 10 % du marché global des cosmétiques. Mais en 2014, on n’en était pas encore là. — Oui, quand ils sont venus nous voir, il n’y avait encore pas beaucoup de nouveautés à part des extensions de lignes et pas d’attrait particulier pour la sensorialité du produit ou ses aspects fonctionnels donc comme tu le disais l’aspect grooming existait très peu, et c’était plus de l’adaptation du soin féminin en soin masculin et pas de soin de barbe, exfoliant, shampooing barbe et cheveux… tout ça n’existait pas. Donc, ça a permis au sélectif de faire rentrer une marque premium dans le rayon hommes, de se rendre plus attractif avec une offre plus pop et aussi avoir une proposition plus complète. — Viviane : Il faut quand même souligner que la distribution sélective source de plus en plus les jeunes marques et se montre plus prête à faire des concessions qu’autrefois justement pour les raisons que tu indiques. Il faut pouvoir servir cette nouvelle clientèle en physique et en digital d’ailleurs, et par ailleurs combler des trous dans la raquette dans des marchés qu’elle souhaite conquérir. — Exactement, et si je reprends ma casquette prospectiviste, j’en viens à me demander si la croissance de la parfumerie ne se fera pas par les côtés, par ses marges, avec des petites marques qui vont créer une offre de niche plutôt qu’à l’extension toujours plus grande des marques classiques, qui je pense ont atteint leur taille critique. Je pense que la suite de la croissance va se faire par une centaine de petites marques qui vont très bien s’imposer dans leur niche, vont avoir un univers très clair plutôt que les 10 ou 20 mastodontes qu’on connait aujourd’hui. — Viviane : Je te rejoins à 100% avec un argument supplémentaire : la distribution sélective a besoin pour son e-commerce de pouvoir s’appuyer sur des marques de niches dont les mots clés sont recherchés sur Google et autres moteurs. C’est la longue traine comme pour Amazon qui fera l’efficacité de leur SEO. C’est un marché sur lequel il faut sortir du mot générique pour aller vers l’ingrédient spécifique ou l’argumentaire clean, made in… — Oui exactement. Cette complexification de la demande va amener un morcellement de l’offre sur beaucoup plus de petites marques très cohérentes. Et les grands groupes, pour survivre, vont devoir apprendre à gérer une centaine de marques très dynamiques, très agiles, chacune sur leur segment, plutôt que de gérer 20 mastodontes. D’ailleurs, on commence à voir des groupes concurrents des groupes traditionnels qui se forment comme Branded Group, fondé par Pierre Poignant [L’activité de Branded consiste à racheter des entreprises qui ne vendent leurs produits sur des marketplaces, comme Amazon, ou des marques en pur DTC pour ensuite s’occuper de décupler leur puissance de frappe, ou encore The Hut Group, qui ont pour objectif global de créer une multinationale de 200 marques plutôt qu’une multinationale d’une quinzaine ou vingtaine de marques principales telles qu’on les connaît aujourd’hui. Et ça n’est pas juste le nombre de marques qui changent la donne, mais le mode opératoire qui est complètement différent avec l’idée d’allier l’agilité d’une armée de petites marques avec les fonctions supports, la force et la solidité d’un grand groupe. Et de mon point de vue, c’est vers là que va le marché de la grande conso, que ce soit en cosmétiques ou ailleurs. Je me trompe peut-être… — Viviane : On sera 2 à se tromper alors ! (Rires) On peut également citer Pangaea aux États-Unis, qui incube et développe des marques digitales innovantes à travers sa plateforme d’e-commerce. La société est spécialisée dans les marques de soins et hygiène pour hommes misant sur des produits performants, simples et abordables. Elle vient d’ailleurs de recevoir un investissement de 53 millions de dollars d’Eurazéo.

Viviane : Avant de parler de Maison Cottan qui est ton nouveau projet, je voulais te demander où vous en étiez avec Monsieur Barbier. Après le digital, le sélectif, vous abordez le grand export via le wholesale. Avec ce que tu nous as dit de tes marges, comment est-ce possible ? Est-ce parce que vous avez atteint un volume critique qui vous permet de faire des économies d’échelle ?

Ganaël : C’est à la fois le volume et aussi le savoir-faire qu’on acquiert en termes de sourcing et de process. À la fin du compte, ça n’est pas simplement le produit lui-même, ça peut-être aussi le process logistique que nous avons internalisé pour l’optimiser à fond, c’est toute la relation avec les transporteurs… Donc on continue de réfléchir nous-mêmes pour avoir un process le plus optimisé et flexible possible afin de maintenir un rapport qualité prix crucial. Je veux maintenir un rapport avec nos clients et être sûr que je vais lui apporter ce qu’il y a de mieux pour ce prix-là. — Viviane : Donc ce que tu me dis, c’est qu’avec une organisation la plus lean et la plus efficace possible, on peut aborder le grand export, même si on ne fait pas des marges délirantes sur le produit et rémunérer les intermédiaires. — Oui, il faut ne pas avoir des charges qui grossissent avec les volumes, sinon on perd toutes les économies d’échelle. Nous ne sommes toujours que 4, mais tout est extrêmement processé, c’est-à-dire que je pense qu’en termes de suite d’outils digitaux, on est aussi voire plus performant qu’un grand groupe, ça, j’en suis sûr… — Viviane : Tu me fais plaisir parce que c’est l’essence même d’une DNVB, mais que la plupart d’entre elles ne comprennent pas ça et n’ont pas la capacité à scaler. Donc, pour elles, la seule manière d’augmenter le CA, c’est d’abord de flamber en Ads et ensuite d’aller en retail.

Viviane : En termes d’analyse data et d’outils statistiques, j’imagine que tu as également mis en place une structure performante ?

Ganaël : Oui, bien sûr ! Mais attention, il y a quelques fantasmes sur la data. La data va te permettre d’améliorer des situations, d’améliorer des prises de décision de l’ordre de 10%, 20% ou 30%, sur un emailing, sur la temporalité des promotions… mais ça reste de l’amélioration incrémentale. L’amélioration fondamentale, c’est d’avoir un ERP parfaitement à jour, qui te permet de connaître en temps réel l’état de ton stock et de permet d’anticiper et prévoir tout accident comme une rupture de stock, ce qui peut énormément faire chuter ton résultat en fin d’année. C’est avoir un PIM (Product Information Management), un système d’information produit qui soit synchronisé avec toutes tes ventes en permanence. Ce sont une série de bonnes pratiques comme ça, inspirées du digital et pour mon le plus gros apport du digital est sur les process et pas sur la vitrine, mais on n’en parle jamais parce que ça n’est pas sexy. — Viviane : Merci, merci. C’est ce qui fait la différence encore une fois entre une startup, donc une DVNB et un business classique. Je vois tellement de marques qui se revendiquent DNVB avec au mieux un Shopify et un compte Insta. — C’est ça, Instagram et le e-commerce, c’est juste la partie émergée de la révolution digitale. La révolution digitale, je le vois plus comme une boite de 4 personnes qui avec un budget IT de 2000 euros par an (!!!) a un ERP et un PIM de Formule 1, avec des forecast pour tout, et tous les outils dont elle a besoin en termes de Cloud, de gestion de l’information, d’outils de travail collaboratif. Tous nos ordinateurs peuvent disparaitre, on peut tous mourir demain, si quelqu’un a mon login, il entre sur notre interface et il peut faire tourner la boîte. Ça, c’est la magie du digital ! — Viviane : En plus, tu es informé de tout en temps réel et tu ne prends pas de décisions au doigt mouillé à partir du réalisé de l’année précédente. — Voilà, c’est là que je disais que l’approche analytique, joue surtout là-dessus, plutôt que sur traiter les données de mes clients. C’est un aspect important aussi, je le reconnais pour faire du marketing personnalisé par exemple, mais l’apport reste marginal par rapport à l’apport de ce qui se passe sur le process. Et quand je vois des grands groupes qui parlent de je ne sais quoi, de faire de la réalité augmentée ou tous les artifices qu’on voit au CES [le CES de Las Vegas est le plus gros événement tech au monde] par exemple et que tout le monde s’excite là-dessus, alors que leur organisation elle-même n’a pas du tout profité de la révolution digitale et qu’ils sont encore avec des collaborateurs qui ont des drives non partagés ou des Excel dans leur coin. — Viviane : Tellement de boites qui sont encore à se demander comment elles vont faire leur transformation digitale alors que ça fait 30 ans qu’on en parle et que tout le monde veut bosser en remote. C’est le choc des cultures ! — Exactement, le digital gagne vraiment à être connu parce que son aspect froufrou, un peu débile/millenium, tout ça… ça n’est pas le moteur. Et chez Monsieur Barbier, la plus grande contribution qui nous permet de grossir aujourd’hui, ça n’est ni notre site web, ni notre Instagram, même si ça nous a aidé, je le reconnais, c’est qu’à 4, on puisse faire 1 million de chiffre d’affaires alors qu’on gère à la fois notre logistique [au moment où Ganaël me parle, il est assis dans son entrepôt], notre retail, notre e-commerce et qu’on peut faire tout ça en temps réel. C’est ça la grande révolution digitale : la possibilité de scaler.

Viviane : Alors pendant le confinement, la petite équipe s’ennuie, un peu comme tout le monde, mais au lieu de se tourner les pouces et de faire du pain et des abdos, toi, tu décides de donner une seconde naissance à une belle endormie, qui s’appelle Maison Cottan. C’est un autre challenge. Dans le luxe, on voit renaitre de-ci, de-là de belles endormies, mais généralement, elles ont encore une présence, une empreinte mémorielle forte dans l’imaginaire collectif comme Vionnet, Moynat ou Courrèges, avec plus ou moins de succès d’ailleurs. Mais Cottan, même si c’était un mec fabuleux, je ne le connais pas une minute. C’est un double challenge.

 
 

La société Hygiènique du Docteur Cottan voit le jour à Paris en 1840 ©Archives Maison Cottan

 
 

Ganaël : Non, personne ne le connaît. Même Google ne le connaissait pas. Il n’a pas de page Wikipedia. Il y a quelques résultats en salles des ventes parce qu’il y a quelques collectionneurs de ses bouteilles de parfums. Il y a quelques résultats de photos d’objets de brocante ou sur Ebay. On est vraiment dans une miette de contenus. Il faut aller beaucoup plus loin avec Gallica, le moteur de recherche de la BNF, ou avec des généalogistes et historiens pour aller sur les archives non digitalisées pour voir l’ampleur de ce qu’a été le phénomène Cottan. 

Viviane : À la base, tu avais des objets Cottan dans ta collection personnelle et j’imagine aussi qu’il n’y avait pas d’ayant droit ? — J’avais quelques objets dans le cadre de ma collection oui, et non il n’y avait pas d’ayant droit : il n’avait pas d’enfant et la marque a disparu entre les 2 guerres. — Viviane : Et il y avait des archives suffisantes pour vous dire que vous aviez un actif, une base sur laquelle repartir et qui serait en base de storytelling, et en termes de base de produits suffisante ? — Oui, et même au-delà de l’aspect branding et marketing, c’était une philosophie qui était intéressante pour nous. Dans toutes les publicités qu’on retrouvait dans les cartons d’invitation pour l’expo de 1900… il y a fait cette idée qu’il avait repensé les formules pour l’utilité, en évitant tout ce qui pouvait être nocif pour la peau, les substances d’origine animale pour procurer du soin dans tous les gestes de toilette du quotidien.

-Viviane : Un avant-gardiste de l’époque ? — Exactement. Et ça, ça s’est traduit dans les typologies de produits qu’il a inventés et dans les formules qu’on a retrouvées, car heureusement il était très précautionneux. Il déposait ses formules au tribunal de commerce par exemple, donc on a les formules manuscrites. — Viviane : Il était ingénieur ou pharmacien de formation ? — Il se faisait appeler docteur, mais on n’a pas retrouvé de trace de ses études. On est sûr que son associé, son beau-frère, était médecin. Il a beaucoup travaillé avec des pharmaciens. Quant à lui, on pense que c’était un entrepreneur dans l’âme. Qu’il avait très très bien cerné les soucis qui lui avaient été reportés, surtout que quand il a créé la société Cottan, en 1840, on sortait de la crise du choléra et beaucoup de gens se sont mis à avoir des gestes d’hygiène plus avancés. Et on s’est intéressés à ces produits d’hygiène et à leur usage intensif pour voir qu’il y avait une dimension soin qu’on pouvait apporter à ces produits-là. — Viviane : Du choléra au Covid 19, il y a déjà un début de storytelling ! (Rires) — Oui, mais après, on ne sait jamais si on auto-fabule ou si ce sont des coïncidences, mais c’est amusant de voir en effet une pandémie, plus la clean beauty, et tout mon passif perso qui est de dire, si on veut changer profondément une approche d’un problème, il faut changer la méthode. Et quand je vois que pour formuler green, tout le monde prend le même squelette de formule et remplace point à point les ingrédients pétro-chimiques par des ingrédients d’origine naturelle, je trouve ça bizarre. Alors qu’on peut y arriver par un cheminement différent.

 
 

Les premiers produits Cottan, reformulés à partir des brevets déposés par le Docteur Cottan. ©Maison Cottan

 
 

Viviane : Qu’est-ce qui change structurellement dans la manière dont on abordait la formulation à la fin du 19ème siècle ou au début du 20ème, avant la pétrochimie en tout cas et celle d’aujourd’hui ? Et comment tu fais toi pour optimiser l’existant de Cottan et réinventer demain.

Ganaël : C’est fondamental, ce ne sont pas du tout les mêmes structures de formules et ça n’était d’ailleurs pas forcément les mêmes entre-deux-guerres et après-guerre. Les canevas ont évolué dans le temps comme des canevas de mode ou d’architecture. À cette époque-là par exemple, un tonique, c’était souvent un vinaigre. Parce que le vinaigre permettait d’obtenir, par extraction, les actifs des fruits qu’on faisait macérer à l’intérieur et d’avoir un conservateur naturel, le vinaigre de fruit, pas de vin, bien sûr. Et comme on le commercialisait dans une bouteille ambrée, le produit était conservé naturellement de la lumière du jour. Donc c’était une approche bien différente de comment j’extraie des actifs aux propriétés exfoliantes par exemple et que je crée un tonique, et ce comparé à une approche d’aujourd’hui qui est issue d’une série de choix qui ont été faits dans le passé et de consensus qui ont mené à d’autres hypothèses. Mais si on veut faire un produit sans conservateur, naturel et qui a autant d’efficacité (on a fait le test de régénération tissulaire), on peut essayer de transformer le meilleur des toniques actuels en version naturelle ou se demander ce qu’il y a fait dans le catalogue passé qui a été abandonné pas forcément pour une raison de performance, mais plutôt en raison du contexte ou par oubli de ces approches-là, et voir si en le réactualisant, on n’obtient pas un résultat meilleur. Encore une fois, on part du postulat qu’on va toujours vers le progrès en se disant que tout ce qui a été abandonné par le passé, c’est parce que ça n’était pas performant et que quelque part, chaque fois qu’on a avancé, on a fait mieux qu’avant. Or, ça n’est pas toujours le cas. En plus, dans ce cas précis, c’était plus pratique et plus économique à produire, plus facile à sourcer.

 
 

Brevet Cottan ©archives Maison Cottan

 
 

Viviane : En dehors de la joie de la modélisation qu’on sent chez toi, est-ce qu’il y a une vraie nécessité aujourd’hui a lancer une nouvelle/ancienne marque de cosmétique ? Et j’entends aussi un petit côté apothicaire, nostalgie qui s’exporte très bien. Est-ce que tu vas chercher un nouveau territoire ou est ce que tu es convaincu que tu recrées une nouvelle galénique qui balaierait tout ce qu’on nous propose aujourd’hui en termes de clean beauty ?

Ganaël : Alors, si on parle de ma motivation profonde, c’est qu’ayant passé plusieurs années dans la cosmétique maintenant et ayant beaucoup d’affection pour ce secteur-là, l’idéal, c’est de créer une Maison. Cottan a été une Maison à l’époque et de la recréer aujourd’hui, c’est le Graal, mais à condition qu’elle apporte un postulat, un point de vue fort. Ça n’est pas juste avoir le prestige, les galons et les moulures au plafond. — Viviane : Tu parles de Bully là ? — (Gros éclat de rire) Non, non, mais je veux dire, ça n’est pas que de l’apparat. Quand on voit les grandes Maisons, elles avaient un postulat qui était intellectuel, une vision qu’on a de la femme, ou une vision qu’on a de la beauté, ou un concept fondateur fort. Et dans notre cas, je pense qu’en effet, très tôt, Cottan a apporté des solutions formulatoires très modernes, et que pour des raisons contextuelles ou historiques et pas des raisons objectives, on les a oubliées. Il a apporté des types de galéniques et des types de formulations qui répondent extraordinairement bien aux problématiques de naturalité et développement durable. Donc oui, la vision, qui portait cette maison et sa création, et qui portent à sa renaissance aujourd’hui, a une vraie raison d’être et elle répond aux enjeux du secteur.

Viviane : Tu risques d’ouvrir la boite de Pandore de la renaissance de pas mal de jolies marques patrimoniales qui sont tombées un peu dans l’oubli.

Ganaël : Volontiers ! Cela étant, ça n’est pas la marque pour la marque. Sur Monsieur Barbier par exemple, il y a plein de marques que j’aime bien pour le rasage pour leur côté vintage, parce qu’elles parlaient d’une époque, mais ce n’est plus du tout en résonance avec les enjeux d’aujourd’hui. — Viviane : Je te provoque. . On entend bien que pour Cottan, vous avez pu faire un vrai travail de régénération, d’actualisation. — Oui, L’idée n’était pas de faire du rétro pur, ou du vintage, mais d’avoir une contribution pertinente, à travers le concept de nouvel art formulatoire, c’est-à-dire de l’innovation par la ré-écriture de la tradition, de l’héritage.

 
 

L’ancienne adresse parisienne de Maison Cottant, 5 rue Jean-Jacques Rousseau ©Archives Maison Cottan

 
 

Viviane : Quelle distribution et quel marché tu vises avec Cottan ?

Ganaël : Sa place à lui, c’était dans les Grands Magasins. Il était distribué au Printemps, dans les premiers grands magasins américains. On va donc le présenter à des gens qui auraient cette curiosité pour la cosmétique de niche, qu’il s’agisse de grands magasins, de pharmacies pointues, ou de beauty shops indépendants. Bully est un bon exemple de cette tendance en matière de cosmétique de niche qui se développe notamment par réaction à la standardisation des produits des majors. Je ne leur en veux pas et je comprends leurs raisons : elles doivent adresser au moment du lancement une galénique, un produit, un design qui va convenir à toutes les populations du globe et au sein de ces populations à la grande majorité des clientes. — Viviane : Avant l’internet, c’était impossible de faire autrement, de toute façon. — Oui, voilà, on comprend qu’il y est cette standardisation et on comprend qu’elle soit toujours plus avancée et c’est valable dans plein d’autres domaines, il n’y pas un SUV qui ressemble plus a un autre SUV, que ce soit Porsche ou Dacia. Dans l’automobile, c’est compliqué, mais dans la cosmétique, les gens veulent sortir des sentiers battus et voir d’autres approches et se refaire leur routine à eux. Donc, pour répondre à ta question, plutôt une distribution sélective dans des lieux où on aura l’opportunité de rencontrer les plus curieux au début. Les geeks, les esthètes ou les curieux de la cosmétique. — Viviane : Tu ne seras pas sur un modèle 2/3 -1/3 digital de DNVB ? — a On a eu la chance d’avoir rapidement l’intérêt des « skintellectuals », ceux qui s’amusent à décortiquer les formules sur les réseaux sociaux. Donc on va travailler avec eux parce que leur audience, c’est justement des curieux et des esthètes. On va essayer de les toucher autant en digital qu’en physique. Mais on a budget marketing limité. Parce qu’on a déjà beaucoup investi en R&D, sur le packaging et le produit, alors on espère que le marketing se fera comme avec Monsieur Barbier : du bouche-à-oreille de gens qui apprécient la démarche. On n’aura certainement pas une influenceuse à 100 000 $, on n’aura pas de budget Facebook / Google et on n’aura pas un corner au Galeries Lafayette. J’ai vu au travers de la diffusion de l’innovation plusieurs fois dans différents domaines dans ma carrière, que si on touche une corde sensible et que ça sonne juste, la diffusion de l’innovation se fait encore mieux par le bouche-à-oreille grâce aux réseaux sociaux. — Viviane : Tu parles à une fille qui dégaine la courbe de Rogers plus vite que son ombre dès qu’on parle de mécaniques d’adoption d’un nouveau concept ou produit ! -Voilà !!!

Viviane : Je te remercie infiniment pour ces échanges passionnants. Qu’est-ce qu’il faut souhaiter à Maison Cottan, mis à part un départ en fusée ?

Ganaël : Comme me l’a dit un copain, longue deuxième vie à Cottan.

Viviane : Alors je me joins à lui et on prendra des nouvelles. Les histoires de belles endormies me passionnent. C’est un sujet que j’avais tenté et je le reprendrai peut-être plus tard. Je trouve que c’est double joie de se dire qu’on remet au goût du jour une histoire qui a déjà connu une connexion avec un public et qui n’a souvent disparu qu’en raison de circonstances externes, comme tu le disais. Il y a un côté transmission qui me touche en tant qu’historienne.

Ganaël : Oui, il y a une poésie à se dire que dans quelques semaines, une femme aura dans son sac à main une crème Cottan dans Paris, là où il y a 150 ans, cela s’est déjà produit.

Viviane : Alors longue deuxième vie !

 
 

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